En 2010, j'ai participé à l’appel à texte de l’association Les Noires de Pau, qui organise tous les ans un concours de nouvelles noires et/ou policières. Je n'ai pas gagné - ça se saurait - mais j'ai retrouvé cette nouvelle il y a peu et je l'aime bien, donc...
Qui dit « concours » dit « règles », et je pense qu’il est intéressant d’énoncer les contraintes de l’épreuve :
- nouvelle du genre noir ou policier
- maximum 20 000 caractères, espaces compris
- l’action doit se passer à Pau ou dans les environs
- thème imposé cette année-là : la Gourmandise
Le lieutenant Frédéric Martin arriva en trombe en bas du vieil immeuble situé rue Louis Barthou à Pau. Il se gara sur le trottoir et se dirigea avec une excitation à peine dissimulée vers son supérieur, le commandant Jean Cazenave, en pleine discussion avec un officier devant la porte d’entrée.
- Ah, lança le Commandant en le voyant arriver, te voilà enfin, Martin. Il va falloir apprendre à te secouer les miches quand on t’appelle.
- Euh, oui, chef.
- Bon, on t’a fait le topo au téléphone, alors je te laisse monter voir. Je te préviens, c’est pas joli joli. Pour ton premier cas d’homicide, tu vas être servi.
Cette remarque ne fit qu’accroître l’excitation de Martin, qui monta les escaliers quatre à quatre jusqu’au deuxième étage.
La porte de l’appartement en question était grande ouverte, et gardée par deux officiers de la police nationale, que Martin salua rapidement avant de rentrer. La vue de la scène du crime lui provoqua un haut-le-cœur qu’il eut bien du mal à refreiner.
Dans le salon exigu, un jeune homme d’une trentaine d’années gisait sur le dos au milieu d’une mare de sang, les yeux grands ouverts vers le plafond. L’expression de son visage trahissait la détresse la plus totale. Une plaie béante courait le long de son cou, dévoilant ses muscles et des dizaines de petites veines, toutes pendantes à l’extérieur.
Sur le canapé, le cadavre d’une jeune femme d’environ le même âge, recroquevillé en position fœtale, semblait encore continuer à déverser tout son sang sur le tissu miteux du sofa. Les mains de la jeune femme maintenaient encore fermement dans son abdomen le couteau de cuisine avec lequel elle s’était donné la mort, après avoir sauvagement égorgé son compagnon.
- Crime passionnel classique.
Martin sursauta, tiré de sa torpeur par une de ses collègues de la police scientifique. Elle continua son explication tout en gardant les yeux rivés sur les deux corps sans vie.
- Juliette Capdevielle a égorgé son petit ami Gabriel Marcos avant de retourner le couteau contre elle. Les voisins ont entendu des cris vers vingt heures. Ca a duré un quart d’heure, et puis plus rien. C’est le voisin de palier qui a prévenu les secours. Selon lui, ils vivaient ensemble depuis six mois, et ils n’étaient pas du genre à faire des esclandres. Un couple sans histoire… Comme quoi on ne peut jamais vraiment savoir ce qui se passe chez les gens.
- Ni dans leur tête… renchérit Martin.
- C’est moche, se contenta de répliquer la jeune femme avant de repartir vaquer à ses occupations.
Mais qu’est-ce qui pouvait bien pousser quelqu’un à passer à l’acte si violemment ?
Martin se dirigea vers son commandant, qui venait de remonter.
- On sait si cette Juliette Capdevielle avait des antécédents psychiatriques ? demanda-t-il à son supérieur.
- C’est justement ton job de le découvrir, Martin. On ne sait rien d’elle mis à part son identité, grâce aux papiers dans son sac à mains. Maintenant, à toi de jouer !
Sans sourciller, Martin se mit alors en quête d’indices.
« Le coup de foudre »… C’est ainsi qu’on pourrait qualifier ma rencontre avec Gabriel. Je ne sais pas ce qui m’a attiré en premier chez lui : sa carrure imposante, ses yeux vert clair si profonds et si magnifiques, ou sa manière si assurée de m’aborder. C’était mon premier jour à l’usine du chocolatier palois Cazayous, célèbre concepteur des Grelots du Roy Henri, et j’étais pétrifiée. Gabriel est arrivé vers moi dans sa tenue de pâtissier, et a instantanément tout fait pour me mettre à l’aise, allant même jusqu’à me caresser la main de ses doigts tendres et dégageant une délicieuse odeur de pâte d’amande et de chocolat. J’ai de suite su que c’était lui l’homme de ma vie. Plus les jours passaient, plus il devenait entreprenant, n’hésitant pas à me prendre dans ses bras pour un oui ou pour un non, me disant que j’étais belle, ses beaux yeux plantés dans les miens. Souvent, alors que j’étais profondément concentrée sur la préparation d’une boîte de chocolats, je sentais soudain ses mains chaudes sur ma nuque, et tout mon être se mettait à frémir de plaisir. Jamais je ne m’étais autant sentie désirée par un homme, et jamais je n’avais autant eu envie de toucher et de goûter à chaque millimètre carré de la peau d’une personne. Je pensais à lui sans arrêt. Mais ma timidité maladive m’empêchait de faire le premier pas, j’étais juste sans armes devant une telle concentration de beauté et de charme. Même coiffé de sa charlotte blanche, il était mille fois plus appétissant que toutes les confiseries qu’il fabriquait avec tant de cœur chaque jour.
Un soir, sur le parking de l’usine, alors que je me rendais à ma voiture, déçue de ne pas l’avoir aperçu pour lui dire au revoir, je l’entendis m’appeler, et le vis courir vers moi.
- Attends, Juliette !
- Oui ?
Mon cœur battait la chamade. Il se planta devant moi, et me dit sur un ton hésitant, et tout en caressant délicatement ma joue :
- Tu me plais beaucoup, Juliette. Alors, je me lance : je vais faire ce dont j’ai envie depuis la première fois que je t’ai vue.
Je le vis lentement approcher son visage du mien, pour déposer sur mes lèvres fébriles un long, langoureux et délicieux baiser au goût de chocolat chaud.
Frédéric Martin voulait comprendre comment cette jeune femme avait bien pu cumuler tant de haine et de désespoir, au point d’en arriver à une telle boucherie. Plusieurs éléments, tels que les vêtements féminins dans la penderie de la chambre ou les deux brosses à dents dans la salle de bains, prouvaient clairement que Gabriel vivait en couple, bien que seul son nom figurât sur la boîte aux lettres et sur les quittances de loyer.
- Lieutenant Martin, appela soudain un officier également en charge de recueillir des indices, venez voir ça.
Martin rejoignit son collègue, alors assis à la table de la cuisine devant l’ordinateur portable de la victime.
- Quelque chose cloche, renchérit l’officier à l’arrivée de Martin. Regardez ces photos.
Martin fit défiler plusieurs albums, tous très récents, et n’en crut pas ses yeux.
- Cette fille qui est partout en photo avec la victime, ce n’est pas Juliette Capdevielle… Elle ne figure d’ailleurs sur aucune photo.
Ni une ni deux, Martin saisit l’ordinateur et se rendit sur le palier, où attendait toujours le vieux voisin de Gabriel, emmitouflé dans une robe de chambre râpée.
- Monsieur, commença Martin, je suis le lieutenant en charge de l’enquête. Me confirmez-vous que la jeune femme sur cette photo est bien celle qui vivait chez Monsieur Marcos ?
- Oui, c’est bien Sandra, répondit le vieil homme sans la moindre hésitation. Elle était très gentille avec moi, tout comme Gabriel. Vraiment, ces jeunes étaient des anges. Je ne comprends pas…
Ses yeux s’embrumèrent alors.
- Vous ne connaissez pas le nom de famille de cette Sandra ?
- Non, Lieutenant.
- Merci, Monsieur.
Martin repartit dans l’appartement et fit une annonce générale.
- S’il-vous-plaît, je vous demande de m’écouter un instant : Juliette Capdevielle n’est pas la fille qui vivait ici avec la victime. Il doit forcément y avoir des papiers au nom de la concubine de Marcos quelque part dans l’appartement. Tout ce qu’on sait d’elle, c’est qu’elle s’appelle Sandra. Il faut trouver son identité et, surtout, où elle peut bien se trouver à l’heure actuelle.
Martin se mit alors en quête du téléphone portable de Gabriel, qu’un officier avait soigneusement rangé dans un sac en plastique. Il enfila des gants en caoutchouc et sortit l’appareil de son scellé. Il regarda directement les derniers appels que Gabriel avait passés : le tout dernier avait bien été pour une certaine Sandra, mais il n’avait apparemment pas abouti. Martin appela à son tour ce numéro, et ne fut pas surpris de constater que personne ne répondit. Il appela alors le commissariat, et déclencha une procédure afin de localiser le téléphone.
Mon histoire avec Gabriel était paradisiaque. J’étais tellement heureuse de travailler avec lui, et d’avoir ainsi l’opportunité de passer toutes mes journées en sa compagnie. Il était tellement gentil avec moi, et tellement sensuel. Parfois, le seul contact de sa peau contre la mienne provoquait en moi un frisson de plaisir d’une intensité presque intolérable. Je l’aimais tellement. Le soir, je l’attendais dans ma voiture : il m’y rejoignais, et je vivais alors le plus beau moment de ma journée.
Un soir, il mit plus de temps que d’habitude à me rejoindre. Je décidai donc de partir à la recherche de son véhicule. C’est alors que je le vis monter dans la voiture d’une fille qui ne travaillait pas à l’usine. Il déposa un rapide baiser sur sa bouche, et ils partirent ensemble. Refusant de comprendre, j’entrepris de les suivre. La voiture se gara en bas de chez lui. Ils descendirent du véhicule, et entrèrent dans le bâtiment. Je passai la nuit à guetter le départ de cette fille, en vain. Je les vis redescendre ensemble le lendemain matin, et elle le ramena au travail.
Terrassée, j’évitai Gabriel toute la journée. Comment avait-il pu me faire ça ? Comment avait-il pu me tromper alors que notre histoire était si récente, et si intense ? Même schéma le soir suivant : il repartit avec la fille, et ils passèrent la nuit ensemble. Le lendemain matin, je décidai alors de la suivre une fois qu’elle l’eut déposé à l’usine. Elle se gara devant une école primaire à Lescar, et y passa la journée. Elle sortit vers dix-sept heures. Je me dirigeai alors vers elle, l’air complètement affolé.
- Excusez-moi, lui lançai-je, vous êtes bien l’amie de Gabriel Marcos ?
- Oui, me répondit la belle et élégante jeune femme d’un air soucieux, je suis sa petite amie. Que se passe-t-il ?
- Il lui est arrivé quelque chose au travail. Il a demandé qu’on vienne vous chercher. Il est en route vers l’hôpital.
- Quoi ? J’y pars de suite.
- Non, non, venez avec moi, c’est plus prudent. Vous êtes trop inquiète pour conduire. C’est lui qui m’a demandé de venir vous chercher.
Elle me suivit sans protester. Une fois dans la voiture, je décidai de me présenter.
- Je suis Juliette, je travaille avec Gabriel. Je suppose qu’il a du vous parler de moi.
- Euh, non, je ne crois pas, répondit-elle, le regard dans le vague. Est-ce que c’est grave ?
- Eh bien, nous sommes tout de même assez proches, alors j’aurais pensé qu’il aurait au moins mentionné mon nom…
- Non, je veux parler de son état. Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Ah, oui. Euh, il s’est broyé la main dans une machine à malaxer la pâte. Il risque la gangrène, et l’amputation.
Elle mit alors sa main à sa bouche et commença à pleurer.
- Ca fait longtemps que vous êtes ensemble ? demandai-je, l’air de rien.
- On s’est rencontré il y a un an. Je vis avec lui depuis environ six mois. On a plein de projets…
Sa phrase se perdit dans un flot de larmes.
Grâce à son numéro de téléphone, la centrale ne mit pas longtemps à trouver l’identité de la compagne de Gabriel : elle s’appelait Sandra Cassou, elle avait trente ans et était institutrice à Lescar. La localisation de son téléphone portable ne fut pas beaucoup plus longue à effectuer. Martin quitta l’appartement ventre à terre, en compagnie du commandant et de deux autres voitures de police, et fonça vers la petite route perdue sur laquelle se trouvait le mobile de Sandra Cassou d’après ses informations. Martin avait le mauvais pressentiment qu’il ne trouverait malheureusement pas que le téléphone à l’emplacement indiqué. Il imaginait mal comment une jeune femme aurait pu perdre son téléphone sur une route déserte par un soir d’hiver.
- Mais, qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle en me voyant me garer sur le bas côté d’une route passant à travers champ et menant à une petite forêt. La nuit hivernale avait déjà tout recouvert, et aucune voiture n’empruntait ce petit chemin à cette heure-ci.
Je coupai le contact, et le regardai fixement, de façon très neutre.
- Mais enfin, continuez ! Il m’attend à l’hôpital !
- Quel est votre prénom ? C’est étrange, mais il ne m’a jamais parlé de vous.
- C’est Sandra, mais qu’est-ce que…
- Sandra… C’est comme ça qu’il t’appelle pendant qu’il te saute, ou est-ce que tu as un petit surnom spécial pour ces moments-là ?
- Quoi ? Mais vous êtes malade !
Elle sortit de la voiture et se mit à marcher d’un pas rapide vers la route principale, qu’on pouvait deviner au loin. Je quittai le véhicule à mon tour et la suivis dans l’obscurité.
- C’est moi qu’il aime, lui criai-je, laissant enfin ma rage exploser. Gabriel est à moi, espèce de salope !
J’arrivai alors derrière elle, et passai autour de son cou le lacet de ma chaussure, que j’avais défait avant de sortir de la voiture. Elle se débattit, mais elle était très mince, très frêle. J’exultais de l’entendre agoniser. J’aurais aimé me tenir devant elle, et pouvoir ainsi voir son visage gonfler et devenir bleu, ses yeux verts sortir de leur orbite, sa bouche s’ouvrir dans une dernière tentative de survie.
- Gabriel est à moi, glissai-je alors dans son oreille, et je ne partage pas.
Ce furent les derniers mots qu’elle entendit avant de s’affaisser et de s’étaler par terre, au bord du chemin terreux, ses beaux yeux fixant les étoiles avec effroi.
Je tirai son corps inerte jusqu’à la forêt toute proche, et repris la route. Désormais, plus rien ne pourrait nous séparer, Gabriel et moi. Je me garai en bas de chez lui, profitai d’un habitant qui entrait pour me faufiler à l’intérieur, et sonnai directement à sa porte. Il ouvrit instantanément. Il parut déçu, puis décontenancé de me voir.
- Juliette ? Mais qu’est-ce que tu fais là ? Comment tu as eu mon adresse ?
- Tu n’as pas l’air très content de me voir…
- C’est-à-dire que tu tombes assez mal, là…
- Je peux entrer ? demandai-je, tout en le poussant afin de pénétrer dans l’appartement.
Son chez-lui était à son image : beau, chaleureux, coloré, et ça sentait bon la pâtisserie.
- Mais, Juliette, qu’est-ce que tu fais ?
- Tu as l’air inquiet, remarquai-je, ignorant sa question.
- Ma copine est injoignable. Elle devait venir me chercher à l’usine ce soir, et elle n’est pas venue. J’ai appelé son boulot et ils m’ont pourtant dit qu’elle est bien allée travailler aujourd’hui. Sa voiture est toujours garée devant l’école. Je me fais beaucoup de souci. Alors, tu vois, je ne sais pas pourquoi tu es passée, mais c’est pas trop le moment…
Il était blanc comme un linge. Je me réjouissais d’avance d’être celle qui allait lui remonter le moral ! Mais, avant, il fallait qu’on s’explique.
- Tu ne m’as jamais dit que tu avais quelqu’un dans ta vie… lui reprochai-je.
- Euh, en fait, je n’en ai jamais vraiment vu l’intérêt. Et puis, c’est quoi, toutes ces questions ? Qu’est-ce que tu veux, à la fin ?
- « Jamais vu l’intérêt » ?! Et nous, dans tout ça ? Tu as pensé au mal que tu me ferais ?
- « Nous » ? Mais, Juliette, tu délires, ou quoi ?
- Et ce baiser sur le parking l’autre soir, c’est du délire ? Et nos retrouvailles dans ma voiture après le boulot ? Hein ?
Il resta deux secondes sans voix. Comme s’il avait déjà oublié tout ce que nous avions vécu…
- Mais quel baiser ? Quelles retrouvailles ? Je t’ai peut-être un peu dragouillé comme ça, parce que je te trouvais mignonne, mais je n’ai jamais eu l’intention d’aller plus loin !
La rage monta en moi comme la lave d’un volcan en éruption.
- Non, tu mens, Gabriel ! Tu ne peux pas dire ça, tu ne peux pas renier cet amour qui nous lie !
Il lissa compulsivement ses cheveux en arrière, tout en faisant les cent pas dans le salon.
- C’est pas possible ! Sandra a disparu, et voilà qu’une tarée s’incruste chez moi pour me faire sa déclaration à la con !
Choquée, je pleurais à chaudes larmes. Comment pouvait-il me trahir ainsi ?
- Gabriel, je t’aime… sanglotai-je.
Il me saisit alors violemment par les épaules, planta ses yeux, si magnifiques mais si enragés, dans les miens et me cracha au visage :
- Bon écoute, Juliette, je ne sais pas où tu as été chercher qu’il y avait quoi que ce soit entre nous, mais tu vas te calmer de suite ! Je suis désolé si, par mes gestes, je t’ai laissée penser que j’éprouvais des sentiments pour toi, mais on s’est apparemment mal compris. Maintenant, tu vas être gentille et foutre le camp de chez moi, parce que ma copine a disparu, et que j’ai d’autres chats à fouetter ! Compris ? Alors, maintenant, tu dégages !
Et il me poussa brutalement vers la sortie. Je me mis alors à le haïr avec une force indescriptible. Je voulais qu’il souffre autant qu’il venait de me faire souffrir. Je l’empêchai de me jeter dehors en m’accrochant de toutes mes forces à l’embrasure de la porte.
- Je peux te dire que tu n’es pas près de la revoir, ta grognasse ! Si tu es croyant, je te conseille de faire une prière pour elle !
Il cessa alors de me repousser désespérément vers le pas de sa porte, et me demanda, l’angoisse transpirant par chaque pore de sa peau.
- Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ?
Triomphante, j’entrai à nouveau dans l’appartement, et refermai la porte derrière moi.
- Eh oui, Sandra… Elle est tellement idiote ! Elle est montée dans ma voiture sans se poser de question !
- Où est-elle ? OÚ EST-ELLE ?
Il pleurait frénétiquement.
- Tu ne peux plus rien pour elle, maintenant. Mais, la bonne nouvelle, c’est que tu m’as, moi !
Je m’approchai alors doucement de lui, et tentai de coller ma bouche sur la sienne. Il me rejeta tellement fort que je heurtai violemment le buffet derrière moi, et finis en boule sur le sol.
- Non ! Non ! hurlait-il, en pleurs. Dites-moi que c’est un cauchemar, et que je vais me réveiller !
Il s’écroula à son tour, et se blottit contre le mur. J’en profitai pour me rendre à la cuisine, afin d’attraper de quoi lui donner une bonne leçon. Je revins vers lui, brandissant le gros couteau dans sa direction. Lorsqu’il me vit arriver, il se leva d’un bond et se réfugia à l’autre bout du petit salon.
- Juliette, arrête ! Juliette, s’il-te-plaît, ne fais pas ça !
- A quoi te sert la vie, puisque tu as perdu celle que tu aimes ? Si je ne peux pas t’avoir, personne d’autre ne t’aura, tu entends, Gabriel ?
Il se lança alors dans une vaine course vers la sortie. Je le rattrapai sans mal, et n’hésitai pas une seconde à faire courir la lame du couteau sur sa gorge dégagée. Le sang gicla tout autour de nous. Il tomba instantanément.
Le petit chemin – perdu dans la campagne environnante de Lescar – était noir, désert et glacé. Tout le monde descendit de voiture et se mit à la recherche d’un éventuel cadavre à la lumière des lampes-torche. Martin composa le numéro de Sandra : une sonnerie retentit faiblement. Il fit sonner l’appareil jusqu’à trouver d’où venait la mélodie, et ne fut pas surpris de trouver une jeune femme sans vie juste à côté du sac à main contenant le téléphone. Il n’eut pas besoin du médecin légiste pour déduire à la fine trace bleue autour de son cou qu’elle avait été étranglée. Il fouilla dans son gros sac à la recherche de papiers d’identité prouvant qu’il s’agissait bien de Sandra Cassou – bien qu’il la reconnût sans aucun doute – et fut obligé de s’asseoir à même le sol humide à l’ouverture d’une grosse enveloppe blanche contenue dans la besace.
- Qu’est-ce qui se passe, Martin ? demanda le commandant en le découvrant ainsi prostré.
En guise de réponse, Martin se contenta de lui tendre le cliché qu’il tenait dans les mains.
- Une écographie ? commenta le commandant. Elle était enceinte…
Ce soir-là, prise d’une violente crise de folie amoureuse, Juliette Capdevielle - jeune femme jusqu’alors sans histoire et sans passé psychiatrique d’aucune sorte - avait ainsi assassiné trois personnes : son collègue Gabriel et sa compagne Sandra, ainsi que l’enfant que cette dernière aurait dû mettre au monde six mois plus tard. Si ça avait été une fille, Gabriel et Sandra avaient décidé de l’appeler Juliette.
Qu’allai-je faire, désormais, sans Gabriel dans ma vie ? Ne trouvant aucune réponse à cette question, je retournai alors la lame ensanglantée du couteau vers moi, et n’hésitai pas une seconde à l’enfoncer dans mon ventre. Tout devint flou, puis tout noir. Peut-être la Mort nous réunirait-elle pour de bon ?
© Hélène Cazenave