Il est là, de retour. Encore plus beau que dans mes souvenirs, avec son teint hâlé parfait, qui fait ressortir le vert si profond de ses yeux. Je suis tellement heureuse de le revoir que je dois me faire violence pour ne pas me mettre à pleurer. Je l’observe saluer tout le monde, un sourire illuminé aux lèvres.
Puis je suis soudain frappée par la dure réalité, et partagée entre la joie que me provoque son retour, et le déchirement de l’entendre raconter son voyage de noces à tous nos collègues.
Il s’approche de moi. Il vient vers moi ! Mon cœur va exploser.
- Bonjour, Myriam, me dit-il, tout en me faisant la bise.
Le contact de sa peau si parfaite... Et il sent tellement bon, comme toujours.
- Bonjour, Jérôme. Ca va ?
S’il croit que je vais lui demander comment s’est passé son séjour à l’Ile Maurice avec sa... Comment elle s’appelle, déjà ? Ah oui, Florence... Florence Giraud... Epouse Laforêt...
- Et toi, ça va mieux ?
Sa question me provoque un mini arrêt cardiaque. Il est donc au courant ? Au courant que je l’aime depuis toujours et que son mariage est la pire chose qui me soit jamais arrivée, moi qui avais toujours naïvement espéré qu’il m’aime lui aussi en secret.
- Euh, comment ça ?
- Ben oui, depuis le jour de mon mariage. Tu sais, tu n’as pas pu venir parce que tu étais bloquée du dos...
- Ah oui, c’est vrai !
En trente ans d’existence, je n’ai jamais eu mal au dos une seule fois. Mon cœur, par contre, n’était pas prêt à supporter le choc, ce jour-là. J’avais passé la journée au fond de mon lit - et au fond du trou - à pleurer toutes les larmes de mon corps en hésitant entre avaler tout le contenu de mon armoire à pharmacie ou me jeter par la fenêtre de mon appartement… Jusqu’à ce que Nelly, ma meilleure amie, vienne à ma rescousse et me force à m’inscrire sur Meetic «pour me changer les idées». Tu parles...
- Oui, oui, ça va beaucoup mieux, merci !
- C’est dommage que tu n’aies pas pu venir. C’a été une super fête ! Enfin, les autres ont dû te raconter...
- Oui, ça, c’est sûr…
Comment ne pas échapper au récit en long en large et en travers de ce graaaand événement ?!!! Tout le monde m’en a rabattu les oreilles pendant une semaine… Et vas-y que je te raconte à quel point Jérôme était beau dans son costume trois pièces, à quel moment il a versé une petite larme, et la robe de Florence qui était magnifique, et le repas qui était succulent… Sans parler de toutes les allusions salaces sur la nuit de noces qui a fatalement suivi… Rien que d’y penser, j’ai envie de vomir…
Et encore, j’ai précautionneusement évité d’ouvrir les photos de la soirée, envoyées via la messagerie par au moins dix personnes différentes… Jérôme a déjà changé deux fois sa photo de profil Facebook (une fois avec une photo de Florence et lui en mariés, l’autre fois sur une plage de sable blanc, toujours avec elle…), et c’est déjà un supplice plus que suffisant.
Jérôme part dans son bureau, l’air un peu dépité. J’ai peut-être un peu abusé… Il me demande des nouvelles d’un de mes maux imaginaires, et, en échange, je ne lui pose aucune question sur ses vacances, sur son mariage, sur toutes ces choses qui, certes, me fendent le cœur, mais qui font partie intégrante de lui. Je ne l’ai même pas félicité !
Je passe la matinée cloitrée dans mon bureau, à ressasser mon comportement égoïste… Je décide même de ne pas aller déjeuner, et me connecte à Facebook. Tiens, Jérôme aussi est connecté. Après quelques minutes fébriles d’hésitation, je décide de l’inviter à discuter avec moi via cet interface. Je tape un timide « Salut, Jérôme », et clique sur « Entrée ».
Au bout de quelques minutes – qui me semblent durer des heures – je reçois un « Salut » en retour.
Je commence alors à m’excuser pour mon apparente indifférence vis-à-vis de son mariage. Il me répond qu’il ne comprend pas ce que je veux dire. Je lui dis que je sais que je ne pose jamais de questions et que j’ai été un peu froide avec lui ce matin à son arrivée, alors que j’étais super contente de le revoir en fait. Il me demande si je réagis comme ça parce qu’il s’est marié. Je prends alors une bonne inspiration avant de lui avouer que je ne me sentirai plus aussi à l’aise avec lui désormais. Je lui rappelle combien on aimait passer du temps ensemble avant son mariage. Ne lui laissant même pas le temps de rétorquer, je continue à taper frénétiquement, lui rappelant le jour où on est allé boire un verre après le boulot il y a quelques semaines, et où il m’a parlé de ses réticences vis-à-vis du mariage, qu’il s’était un peu senti obligé de demander la main de Flo puisque, pour elle, c’était le passage obligé avant d’avoir un enfant. Je continue en lui disant que cette complicité entre nous est très précieuse pour moi, et que j’espère qu’elle ne va pas s’éteindre.
Je viens tout juste d’appuyer sur « Entrée » quand Jérôme passe la tête à la porte de mon bureau.
- Myriam, tu ne viens pas manger ?
Interdite, je le regarde sans comprendre. Comment peut-il être arrivé si vite jusqu’à mon bureau ? Mon cerveau peine à faire les bonnes connections, il refuse d’accepter la seule explication rationnelle qui lui vienne à l’esprit, jusqu’à ce que Jérôme – qui se trouve toujours dans l’embrasure de la porte – réponde à notre échange internaute.
Le message est là, sous mes yeux, et il dit « Tu diras à mon mari soit de penser à se déconnecter de Facebook avant d’aller se coucher le soir, soit d’arrêter de se confier à sa collègue visiblement un peu amoureuse de lui, mais pas très finaude. » Un autre message apparaît à la suite « Non, en fait, je vais faire encore mieux : je lui dirai moi-même ce soir ».